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Bêtisier

5 semaines sans bridge cet été ! Enfin presque, puisque j'ai lu "Le bridge et ses drôles de dames" aux éditions Le Bridgeur. Un peu ancien, 2002, écrit par un passionné de bridge et un ancien multiple champion (monde, Europe, France) aujourd'hui décédé. Après un préliminaire des principaux maniements de main sans la Dame, il s'agit de 40 donnes où il faut capturer une Dame, dans des situations typiques.

Un bouquin du même genre existe dans la collection Bridge Repères.

Sur la forme, il y a de l'humour, question de goût, mais on n'appréciera pas forcément les deux pages d'historique sur le nombre 40 dans les religions et son "extension sociale" ni l'utilisation -totalement assumée- de mots français anciens (ou inventés ?). Ces apercevances, rencognages, enchères d'emprunt sont un peu agaçants et déconcentrent le lecteur. De même l'utilisation du nom des cartes, Argine pour la Dame de Trèfle etc. mais pourquoi pas.

Globalement ce livre est très intéressant et j'aimerais bien savoir faire tout cela à la table, ou même la moitié... même si quelques-uns des problèmes sont très difficiles (coup du diable, raccourcissement d'atout, double squeeze...) et relèvent plus d'un plaisir esthétique.

Pourquoi alors ce titre de "Bêtisier" ? C'est parce que deux pages contiennent des énormités en termes de calcul des probabilités, avec des affirmations qui défient le sens commun, sans même être un spécialiste du sujet -qui c'est vrai est parfois difficile. Dans ces deux cas, il ne s'agit pas de coquilles mais de fautes de raisonnement. C'est inadmissible surtout à l'écrit, d'ailleurs les auteurs semblent un peu mépriser la théorie : "l'obscure théorie du moindre choix" ou "ce serait une histoire de cases vacantes". Cela ne leur réussit pas. C'est curieux car les 6 pages de listes de maniements sont correctes à part quelques petites coquilles ou erreurs très minimes.

Avec 9 cartes, quand il manque Dame et Valet


Citation du maniement en page 15 (les corrections sont également applicables à la donne 3, page 24). Ce qui est faux est en italique rouge.

(pour 5 levées) "L'As ou le Roi selon le côté où vous suspectez une longueur adverse et l'autre honneur si rien n'apparaît pour quatre ou cinq levées.

Si au premier tour vous voyez tomber le Valet ou la Dame derrière l'honneur restant, faites l'impasse contre l'honneur restant. Nonobstant l'obscure théorie du moindre choix, DV secs ne représentent que l'un des six doubletons possibles, donc DV secs d'un côté constituent le douzième du partage 2/2 (40%), c'est-à-dire 3,33%. En revanche V87/D ou V/D87 font le huitième du partage 3/1 (50%), soit 6,25% : près du double."

La conclusion est exacte mais l'argumentation totalement fausse. Effectivement DV secs ne sont que l'un des 6 doubletons possibles (DV, D8, D7, V8, V7, 87) mais quand il y a un de ces doubletons d'un côté il y a évidemment son complément en face. DV secs d'un côté particulier (celui où l'on a vu tomber D ou V au premier tour) sont donc évidemment à 1/6 et pas 1/12 des cas de doubleton, donc 6,66%, et c'est supérieur au cas de singleton (6,25%). En fait c'est DV sec d'un côté ou de l'autre qui vaut 1/3 et pas 1/2.

Pourquoi alors faut-il faire l'impasse, alors que 6,66 > 6,25 ?

L'explication n'est pas dans l'arrondi des probabilités, des chiffres plus exacts sont 6,78 et 6,22, mais ce n'est pas la question.

Elle est bien dans la "théorie du moindre choix" que je préfère appeler "principe des cartes équivalentes", ou "calcul en probabilités a posteriori". Cela n'a rien d'obscur, n'en déplaise aux auteurs, mais c'est un peu rébarbatif... Si on voit disons le V s'écraser au premier tour, il peut provenir de D87/V à 6,2% ou de la moitié des cas de 87/DV car le joueur va se séparer au hasard d'une des cartes équivalentes. Il y a bien la division par 2 qui ramène la probabilité à 3,4%, ce qui fait que l'impasse est presque deux fois préférable à jouer en tête, mais pas du tout pour les fallacieuses raisons évoquées dans le livre, la grossière erreur de dénombrement venant (volontairement ou pas) masquer la méconnaissance de l'explication.

C'est une illustration du fait très général qu'en cas d'honneurs équivalents, quand on en a vu un, il faut chercher l'autre en face avec une probabilité qui est de l'ordre de 2/3 et pas de 1/2 ! D'autres exemples dans cet article.

Mais me direz-vous, qu'est-ce qui prouve que l'adversaire va choisir D ou V à 50% ? Rien... mais c'est comme cela qu'il faut raisonner. Il n'y a que dans le cas d'un joueur qui serait connu pour toujours mettre le V avec DV secs (en fait à 92% et plus : 622/678) que jouer la répartition, au vu du V, deviendrait légèrement préférable (V sec : 6,22 alors que V venant de DV : 6,78).

En effet, le déclarant va gagner contre DV groupés, perdre contre V sec, mais toujours gagner contre D sèche car quand il verra la Dame il sera sûr que le V est en face... En cumulant le cas où il a vu la Dame (impasse) et celui où il a vu le Valet (répartition), Le déclarant gagne alors dans 6,78+6,22 contre 6,22, soit 67,6% des cas (678+622)/(678+622+622). Contre cet adversaire-là comme contre un adversaire qui joue au hasard, le déclarant qui joue toujours l'impasse va gagner dans la proportion 622 contre 339 soit 64,7%. La répartition si on voit le Valet est alors un peu meilleure. Mais comment être sûr que l'adversaire va mettre le V à plus de 92% et que cette fois-là il ne mettra pas la Dame ? Le risque est trop grand, il faut toujours faire l'impasse qui assure environ 65% de chances de réussite sans faire de supposition sur le comportement de l'adversaire.

 

Quand vous avez deux Dames dans la même main

La donne n°33 repose sur une argumentation totalement absurde. L'adversaire entame d'une Dame, et comme vous-même possédez deux autres Dames, vous en déduisez que les Dames adverses sont très probablement partagées...

Quelques morceaux d'anthologie en page 84 :

"Lorsque vous détenez deux Dames dans la même main, les Dames restantes sont deux à trois fois plus souvent séparées que groupées chez le même adversaire."

"Corrélativement, si vous détenez un honneur de même rang dans votre main et un au mort, les deux honneurs restants sont plus souvent groupés chez l'un des flancs"

C'est complètement faux. Les probabilités des répartitions entre vos deux adversaires (disons E et W) ne dépendent que des 26 cartes possédées par EW, autrement dit les 26 cartes que vous ne voyez ni dans votre main, ni au mort. Si parmi ces 26 cartes il y a deux Dames (qu'elles soient dans votre main, ou au mort, ou réparties ne change rien !), les deux Dames manquantes seront groupées chez les adversaires à 48% et séparées à 52%.

Ceci bien sûr si on n'a aucune autre information via les enchères, l'entame etc. Sinon les probabilités vont changer un peu, mais n'atteindront que très rarement une forte différence.

C'est un résultat que l'on retrouve sans calcul : imaginons que l'on fasse la liste de toutes les mains possibles en E et W (il y en a C(26,13) = 10 400 600, nombre de façons de choisir les 13 cartes de W parmi les 26 de EW). Supposons qu'il vous manque DP et DC. Vous avez vu la DP en W, ce qui supprime la moitié des cas. Les 5 200 300 cas restants sont constitués de toutes les distributions possibles des 25 autres cartes, et il y a 13 cases vacantes en Est, 12 en Ouest, la probabilité que l'autre Dame soit en Ouest est donc de 12/25 = 48%. On peut aussi faire un calcul plus complet : la probabilité de DP et DC en Ouest est de C(24,11) sur C(26,13)/2 soit le nombre de cas avec DP et DC en Ouest, et 11 cartes quelconques, divisé par le nombre de cas restants. On retrouve toujours 48% pour le groupement de deux cartes.

Comment a-t-on pu aboutir à ces mystérieuses corrélations entre une main et une autre ?

"Les répartitions 1/1/1/1 et 2/2/0/0 d'une carte d'un rang donné sont beaucoup plus rares que la répartition 2/1/1/0 (loi de Moro)". Ca c'est vrai, même si cette "loi" n'est pas universellement connue, car peu utile. Il y a peu de chances que les 4 Dames (ou 4 As ou 4 n'importe quoi) se répartissent très régulièrement (1/1/1/1) dans les 4 mains, ou très irrégulièrement (4/0/0/0). Intuitivement aussi, 2/1/1/0 paraît plus probable que 2/2/0/0. On peut s'amuser à faire le calcul... Chiche (voir annexe) !

On trouve effectivement 2/1/1/0 le plus probable à 58,4%, suivi de 3/1/0/0 à 16,5%, puis 2/2/0/0 à 13,5%, 1/1/1/1 à 10,5% et enfin 4/0/0/0 à 1,1%.

Mais tout cela ne doit pas être utilisé tel quel, car il s'agit des probabilités calculées sur les 53 milliards de milliards de milliards de donnes possibles, et le 2/2/0/0 par exemple regroupe tous les cas : 6 façons de "choisir" les mains avec deux Dames, et encore 6 façons de choisir les couleurs. Dans le problème, on connaît son jeu et celui du mort, il s'agit quand on a par exemple deux Dames dans la même main, de comparer les probabilités du 2/1/1/0 (1 et 1 chez les adversaires) et 2/2/0/0 (2 du côté de l'entameur, 0 en face) : les probabilités globales du 2/2/0/0 sont donc à diviser par 36 et celles du 2/1/1/0 par 144 (un cas sur 4 avec les deux Dames dans votre main, à diviser par 3 pour que ce soit le mort qui n'ait aucune Dame, donc 12, et une autre division par 12 pour les couleurs des Dames).

Si l'on compare 58,4%/144 et 13,5%/36, on obtient respectivement 4,06% et 3,75% pourcentages très voisins (et pas deux à trois fois différents...). Et 3,75 / (4,06 + 3,75) fait exactement 48%. ce qui est quand même rassurant. De la même façon, si les deux Dames sont réparties entre le mort et le déclarant, il faut comparer, pour le groupement toujours un des 144 cas de 2/1/1/0 qui vaut toujours 4,06% et pour la répartition un des 24 cas de 1/1/1/1 qui vaut 4,40% (je vous passe les décimales). Là encore 48% pour le groupement et 52% pour la répartition des deux Dames manquantes, évidemment ! On peut donc "retomber sur ses pattes" en raisonnant à partir de la supposée loi de Moro...

retour...

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Annexe : le calcul des probabilités que les cartes de même rang (les Dames par exemple) soient réparties a/b/c/d entre les 4 mains, a+b+c+d = 4.

Il s'agit d'un exercice de dénombrement : rapport du nombre de cas favorables au nombre de cas possibles. Le nombre de cas possibles est le gigantesque nombre de donnes de bridge, 52! / (13!)4, approximativement 5,3644E28

Le nombre de cas favorables est le produit de 3 termes :

  • le nombre de possibilités de distribuer les 48 autres cartes dans les 4 mains, quand on fixe la position et la couleur des Dames, soit 48 ! / ( (13-a)! * (13-b)! * (13-c)! * (13-d)! )  ;
  • le nombre de façons de choisir l'orientation des mains (NSEW) qui vont avoir a, b, c, ou d Dames : 1 pour 1/1/1/1, 4 pour 4/0/0/0, 6 pour 2/2/0/0, 12 pour 3/1/0/0 ainsi que 2/1/1/0
  • le nombre de façon de "colorer" les Dames (PCKT) une fois qu'elles sont positionnées : 1 pour 4/0/0/0, 4 pour 3/1/0/0, 6 pour 2/2/0/0, 12 pour 2/1/1/0 et 24 pour 1/1/1/1

On détermine ainsi les probabilités des 5 configurations, avec la satisfaction de vérifier que leur total vaut 1 ce qui est un bon signe pour l'exactitude des résultats.
2/1/1/0 : 144 * 0,4057 = 58,4% ; 3/1/0/0 : 48 * 0,3433 = 16,5% ; 2/2/0/0 : 36 * 0,3746 = 13,5% ; 1/1/1/1 : 24 * 0,4396 = 10,5% ; 4/0/0/0 : 4 * 0,2641 = 1,1%

En fait dans l'explication de l'article, plutôt que de rediviser par les nombres représentant orientations et colorations, il suffit de prendre seulement le premier terme parmi les 3.
Si a et b représentent le nombre de Dames dans votre main et au mort, on va donc comparer les cas c=2 d=0 et c=d=1

Soit p(groupement en W)/p(répartition) = ( 12! * 12 !) / (13! * 11!) = 12/13   indépendamment de a et b car les termes (13-a)! et (13-b)! sont les mêmes

Et donc on a bien p(groupement)/ ( p(groupement)+p(répartition)) = 12 / (12+13) = 12/25 = 48%